Et à dimanche prochain
— C’est tellement beau quand un homme se met à nu, baille ma douce et tendre en buzzant autoritairement sur le bouton off de sa télécommande.
— Pardon, tu disais ? émergé-je.
Plongé dans ma lecture, je ne me souviens même pas de l’interviewé du soir.
Était-ce même une interview ? D’un acteur ? D’un chanteur ? Un que je ne connais pas, certainement : ils sont de plus en plus nombreux dans le poste à ne pas savoir que je les ignore. Bref, c’est comme ça : un type dont le nom ne me revient pas — sa gueule encore moins — vient de s’inviter sournoisement chez moi en cette fin de semaine qui s’annonçait pourtant pépère.
— Rien.
Soupire-t-elle.
Je hausse les épaules en me désincarcérant du fauteuil, jette mon livre sur la table basse et m’empresse vers les toilettes avant qu’elle ne s’y rende. Plus qu’une habitude, c’est une stratégie de survie. Comprenez-moi, j’y passe moins de temps qu’elle, alors pourquoi patienterais-je à ne rien faire ? Préféreriez-vous me voir mourir d’ennui ?
Efficace, comme toujours (bénéfice d’une longue pratique pluriquotidienne), je déhanche, je vide, j’égoutte, rezippe et dégage en moins de deux. La place est libre. Je grimpe l’escalier, petit dérapage sur la troisième marche dans le virage. Ça bute légèrement sur le tibia. Un rien, quoi. Une question d’habitude. Un coup de gant de toilette vite fait et puis direction la chambre. Prem’s, j’ai encore gagné. Bien sûr, je n’en tire plus le même plaisir qu’autrefois, mais quand même.
C’est tellement beau, quand un homme se met à nu. Le grand miroir de la penderie a plus de mémoire que bibi. Il me jette cette conclusion sibylline à la gueule, pile au moment où je passe devant. Le con. Je lui tire la langue. Ça soulage, certes, mais il m’intrigue quand même. Pourquoi a-t-il retenu le propos, lui ? Bon. Ni une ni deux, je décide de vérifier aussi sec. J’enlève tout et me plante devant le rapporteur en chef (en pied, surtout, si on le compare à son confrère de la salle de bains), nu comme un ver Adam.
— Alors ? l’interpellé-je.
Évidemment, silence sidéral. On ne peut jamais compter sur ceux qui réfléchissent, c’est bien connu. Il ne rougit même pas. Pourquoi le ferait-il ? Il n’y a que nous deux dans la pièce et cela fait longtemps que l’on se connaît, moi et moi. Il y a toutefois un bail que je ne m’étais pas toisé ainsi, de la plante des pieds jusqu’aux épis. Ma biche n’ayant pas encore tiré la chasse, je prends dix, j’ajoute trente de lotion démaquillante et je retranche vingt d’amplitude incertaine : le compte est bon. Je dois bien disposer de cinq minutes pour détailler ma nudité sans me faire surprendre en plein ridicule narcissien. Je commence par les pieds.
Les pieds sont : petits. Il y a un moment de ma vie — très tôt, je crois — où ils ont décidé de ne plus faire comme le reste : grandir. Quarante, quarante-et-un fillette. Monsieur Pythagore serait victime de vertige en imaginant les appendices en question supportant une asperge de plus d’un mètre quatre-vingt.
Le triangle à peu près rectangle — formé par l’aplomb, les doigts de pied et l’occiput — n’en mène pas large. Nul besoin de la formule au carré pour comprendre que j’en chie depuis longtemps à me ramasser la gueule de ne pas avoir un pet d’équilibre. On en reparle tout à l’heure, en arrivant aux genoux ? Bref : petits. Petits, mais beaux. Quand ils sont nus, bien sûr. C’est un premier bon point dans la liste, non ? Surtout les doigts. Orteils, si vous préférez. Je les remue pour en profiter mieux : bien dégagés, fins, racés. Je n’ai jamais trouvé en quoi leur délicatesse stylée pouvait me servir, j’aurais dû leur apprendre le piano… Cela m’aurait permis de les montrer plus souvent. Bon. Les pieds, c’est fait. Allez, je monte un peu.
Mollets : sculptés. Sans me vanter, des mollets comme ça… ils ne sont pas ridicules. Ils n’ont pas pris une ride, eux. Pour le peu de sport pratiqué par leur pantouflard de propriétaire, ils ne s’en sortent pas si mal. Ils ont bien quelques bleus — j’étais optimiste de croire que Pythagore ne se repointerait qu’aux genoux — mais la tension, l’impression de force qui s’en dégage…
Aaah ! J’admire. D’autres ne partageraient certainement pas mon enthousiasme. Je m’en moque. Des muscles, je n’en ai pas tant que cela alors, ceux-ci, je savoure. Tiens, pour la peine, je zappe les genoux. Si vous n’avez pas compris leur état, repassez un millier de fois la scène où je me casse la gueule et vous devriez finir par avoir une image approchante.
Pour admirer le joli galbe de mon mollet, j’ai légèrement tourné la jambe.
Mon enfoiré de regard, sachant très bien comment me ramener à la réalité, en a profité pour lorgner directement sur la cuisse. La gauche. Je l’avais oubliée, celle-là. Non, pas la cuisse : la cicatrice. Quarante, quarante et un centimètres de long. (Je ne crois pas qu’il y ait un rapport avec le pied, mais je ne le jurerais pas.) Elle s’étend du col chirurgical jusqu’à l’épicondyle.
Deux bourrelets de chair morte, blanchâtres, courent le cent dix mètres haies par dessus les stigmates d’une quinzaine de points de suture à l’ancienne.
Comprenez : points tricotés avec une aiguille de douze. Douze millimètres, bien entendu. C’est une longue histoire. À peu près aussi longue que la bagnole du chauffard qui m’a fauché sur le passage piéton devant l’école.
J’avais huit ans et pas de bol : l’hôpital manquait de taille enfant en barre de métal pour résorption de fracture. D’où l’incision infâme pour insérer la taille XXL dans la cuisse. Et trois mois d’hôpital. Je ne sais pas si c’est dû aux dimensions de la plaque, mais le fémur ne s’est pas montré coopératif. On a dû s’y reprendre à plusieurs fois, lui et moi, avant de recoller les morceaux.
Bref. Je pourrais divaguer encore des lustres, mais je n’ai que cinq minutes.
Ah, si, quand même, deux choses. Un : j’ai longtemps subi ma cicatrice comme un étendard me désignant aux gamins en quête d’un minus fragile — oui, je ne mets jamais de short, cela a certainement un rapport — jusqu’au jour où j’ai préféré m’en vanter et la transcender en blessure de guerre.
Sous-entendu « Méfiez-vous, je suis un dur à cuire ! » Morte de rire, rétorquerait ma fille. Deux : il y a un lien indirect mais certain entre ma cicatrice et la rapidité avec laquelle je dégaine aux gogues. Je l’ai identifié un jour de tourista particulièrement sévère. Voyez-vous, quand on passe trois mois couché, il y a un supplice dont on ne se remet pas : le bassin des besoins collé aux fesses façon ventouse. Ici, aucune critique envers le personnel soignant, la plupart du temps la séance se passait très bien. Mais sur trois mois, il s’est présenté assez d’oublis pour que mon nez acquière cette capacité singulière d’identifier la nourriture présente dans mes selles.
Depuis, mes odeurs, je les fuis, n’en déplaise à monsieur Bigard que son propre pet dérange moins que celui des autres. Moi, c’est l’inverse. Comment en suis-je venu à parler de cela en regardant mes mollets ? Ah, si. La cuisse.
Bon, rien d’autre à en dire, que du classique pour le volume. Je remonte.
Bassin : étroit. Étrange, cette résonance avec les pieds, les genoux et même la cicatrice. À croire que le tout participe d’une même entité. J’ai les hanches tellement cylindriques que je n’ai jamais pu retenir un futal sans ceinture — les bretelles, j’ai vite abandonné. Pour comprendre, essayez de courir avec un pantalon trop grand d’au moins deux tailles — puisqu’il faut la longueur de jambes, sinon on montrerait les genoux, encore eux — en équilibre sur des tout petits pieds ! On ne se sauve pas très vite, je confirme. Et si on laisse tomber le pantalon, c’est la cicatrice qui s’affiche. J’ai fait avec, bien obligé, mais j’avoue que cela m’a souvent coûté. Les hanches : qui en veut ? Je les brade. Bon, je garde le jouet qui pendouille au milieu, bien qu’il n’y ait là rien d’exceptionnel non plus. D’autant qu’il fait froid. (Ça fait combien de temps que je suis à poil ? Je crois avoir entendu la chasse.) Non mais là, vraiment, il fait froid, ce n’est pas une excuse. Je profite de ce que le thermostat soit à portée de main pour le remonter de bien cinq degrés. Ah, si, juste un détail pour les générations prochaines : c’est dans cette zone que j’ai découvert avec effroi mon premier cheveu blanc. Si, si. Je ne sais pas si nous sommes tous égaux sur ce terrain — je n’ai jamais posé la question à un autre mâle — mais je certifie que, dans mon cas, c’était là. Re bref. Plus haut, il y a quoi ?
Le ventre. Ah. Le ventre :… Je le caresse tendrement. Mes doigts s’égarent dans sa toison sombre. Je n’ai pas besoin de remonter les yeux pour savoir que je souris. Mon ventre ? C’est un cas particulier. Je l’adore. Au point que le qualifier de rond, proéminent, convexe ou je ne sais quoi de contondant, ne lui rendra jamais justice. Mon ventre est un sanctuaire. C’est tout. Il a été l’oreiller de mes têtes blondes au cœur nocturne de fêtes trop longues ; le support de ces sommeils particuliers, pleins d’orchestres jouant trop fort et de basses si lourdes qu’on les ressent dans le sang ; le repos suite aux courses folles entre cousins cousines et ces verres de vin chapardés au bar tolérant des mariages ; le confident, aussi, des histoires de cœur brisé cherchant un gros câlin capable d’endiguer tous les pleurs. Debout — et là croyez-moi, j’ai résisté au déséquilibre de mes petits pieds pour faire durer l’instant —, les tenir bien enlacés en sécurité, épancher, laisser évacuer toute la peine que je pouvais. Le ventre de leur mère, ils y ont vécu neuf mois et à plein temps. Je ne pouvais pas faire moins qu’offrir le confort du mien à tous leurs besoins innocents. Mon ventre est notre centre, à eux et à moi réunis.
Le ventre, on n’y touche pas. De toute façon, il est très beau comme ça, à poils ou pas. Je ne regrette nullement que les enfants aient tant grandi qu’il en soit devenu trop bas.
Les seins : petits, mais ne tombent pas. Gros avantage : ils cachent harmonieusement les pectoraux que je n’ai pas. Ensuite, je serais de mauvaise foi si je disais qu’ils sont beaux. Incongrus, plutôt. Et incongru est un bien joli mot, lui. Je m’inquiète de ne pas entendre le robinet de la salle de bains. Je ne suis pas concentré, je me laisse distraire. Tant pis. Le ridicule ne tue pas, certes, mais j’accélère quand même l’inspection.
Les bras : que voulez-vous que je dise ? Ce sont des bras, quoi. Pas des bras de bûcheron (les épaules ne les supporteraient pas). Pas des bras de maçon.
Pas des bras… musclés. Voilà, c’est dit. Plutôt longilignes. Avec de belles veines noueuses qui descendent prendre racine près des mains.
Les mains : dos de parchemin. Évidemment, elles traînent encore sur le bedon — nostalgie quand tu nous tiens ! Qu’en dire ? Que ma maigreur leur va bien, tout de même. Les doigts sont fins, agiles et nombreux. J’en compte dix. Ils ne jouent pas du piano, non, mais sur le manche d’une guitare, ils se débrouillent plutôt bien. D’une manière générale, je reconnais que mes mains sont relativement douées dans tous les domaines auxquels elles se sont intéressées. Caresser, dessiner, modeler. Parler, même, elles savent faire ; mieux que moi. Ce sont elles qui écrivent sur le grain du papier ou le froid des touches de mon clavier. Elles expriment mes non-dits — d’amour autant que de souffrances —, le stress, la joie. L’ouverture aux autres, je crois. Pour vérifier, je leur demande de quitter mon ventre et me montrer leur paume.
Elles obtempèrent à regret. Dans l’air de la chambre qui s’échauffe, elles ont beau être vides, elles me parlent avec ardeur de projets. Je les remonte plus haut pour mieux les questionner. Dans le miroir, elles se superposent à mon visage. Erreur. Je le sais pourtant. Je croise mon regard caché derrière les barreaux de mes doigts. Des souvenirs indésirables surgissent et revoilà les bras en position de défense, cherchant à faire rempart contre les coups qui pleuvent, ne réussissant qu’à fragmenter la vision sans vraiment me défendre. Je m’excuse auprès de mon corps, je le fais souffrir de se souvenir et ce n’était pas mon but. Je baisse les bras. Ou plutôt je les ouvre. Et je me regarde. Moi, dans ce visage dont je ne saurais dire s’il est beau, ou laid.
Banal, peut-être, hormis ces sourcils expressifs qui me valent tant de sourires d’inconnus croisés.
Moi : mon corps. Nu. C’est tellement beau, quand un homme se met à nu.
Plus que l’esthétique d’un tas de chairs et d’os, c’est l’histoire d’une vie qu’il raconte, morceau par morceau, laborieusement. Je m’aperçois que je distingue uniquement les éléments qui me composent. Mon tout ? L’ensemble ? Difficile pour moi d’avoir un avis. Il faut que je me résigne et que j’enquête — en plus, il fait chaud maintenant…
— Chérie ? Tu as bientôt fini ? J’aimerais avoir ton avis.
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Dldler D.
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